…très attentivement vôtre
Non, chère Rena, je ne vous en écrirai pas. La préface est le genre faux par excellence. Tantôt on cherche à décrire et on aboutit à la redondance ; tantôt on essaie de restituer une émotion et on verse alors dans la pire des illusions :
l’illusion lyrique. D’autres approches existent, c’est vrai, mais toutes comportent des écueils, pour moi rédhibitoires : verbiage, dogmatisme, enflure, complaisance outrancière, niaiseries emphatiques. Une consolation pourtant : personne ne lit jamais les préfaces des catalogues. Faites en l’expérience. Imprimez n’importe quoi. Vous ne trouverez aucun spectateur pour s’indigner.
En revanche, -et bien que je sois, vous l’aurez compris, aussi peu liseur que possible des proses d’exposition – je tiens à vous dire combien cette visite à l’atelier m’a plu et impressionné. J’en étais resté au travail expérimental de jadis, aux lithos diaphanes et savantes, aux aquarelles lavées avec adresse. Or voici qu’après l’ère des gammes a succédé le temps de la plénitude. J’aime la façon dont vous menez, loin des tapages et des pesanteurs de cette fin de siècle, une œuvre secrète, exigeante et sereine.
Alors que l’heure est à la giclure, à la dégoulinade, à l’esthétique de la poubelle, au bad painting, vous marchez à contre-courant et, insensible aux modes, délicieusement réactionnaire et anachronique, vous proposez des mines de plomb d’une incroyable subtilité, d’une épouvantable distinction. Au chaos ambiant d’un monde en décomposition, vous opposez la composition fragile d’un instant de beauté. Chacun de vos dessins est une genèse. On assiste là au matin de quelque chose, on participe à une naissance. Vous avez réinventé l’écriture du vent dans les herbes, celle de la mer ridant le sable de la grève. Quel plaisir de regarder ces traces toutes neuves fixées en contre-jour ou éclairées a giorno : haie, arbre, coquillage ou fruit. Et quelle surprise de découvrir dans ce jeu de jonchets éclatés qui retombe avec grâce La Victoire de Samothrace. « Victoire » pourrait d’ailleurs fournir un titre à chacun de vos thèmes : Victoire de la vague, Victoire de la nappe froissée devant la fenêtre, Victoire des Gorges de Samaria. Oui, dans ce rythme de formes allusives, frottées, estompées, effacées, il y a comme la marque d’un génie absolument féminin. Cette maîtrise de la forme naissante-évanescente, je ne l’ai guère trouvée, avant vous, que dans quelques rares dessins de Christine Boumeester. Pardonnez cette lettre bavarde, et sachez-moi, avec admiration, très attentivement vôtre.
Jean-Luc Mercié
texte écrit à l’occasion de l’exposition au Musée d’Art et d’Histoire à Auxerre le mois de juin de 1984